Vous entretenez, depuis plus de trente ans, le petit chemin rural qui jouxte votre maison ? Votre clôture empiète de quelques mètres sur une parcelle communale jamais exploitée ?
Ces situations soulèvent une interrogation importante : peut-on, en tant que particulier, devenir propriétaire d’un bien appartenant à une personne publique ?
C’est ici que l’usucapion, ou prescription acquisitive, est particulièrement intéressant.
Ce mécanisme permet en effet, sous certaines conditions, de transformer une possession de fait en véritable droit de propriété.
Mais attention, tous les biens des personnes publiques ne sont pas à considérer de la même façon : si les routes, places et bâtiments affectés à un service public sont protégés par l’imprescriptibilité du domaine public, les terrains et immeubles relevant du domaine privé d’une personne publique peuvent, quant à eux, être transférés à un occupant privé lorsque celui-ci possède utilement le bien pendant le délai requis.
C’est pourquoi, avant d’entreprendre toute démarche en revendication de propriété, il est essentiel d’identifier clairement la domanialité du bien concerné.
Cet article revient sur les conditions de l’usucapion, expose les critères permettant d’identifier un bien du domaine privé et illustre, à travers des exemples concrets, la manière dont un particulier peut faire reconnaître sa qualité de propriétaire face à une personne publique.
Petit rappel : qu’est-ce que l’usucapion ?
Définition de l’usucapion, ou prescription acquisitive
L’article 2258 du code civil définit l’usucapion, ou prescription acquisitive, comme « un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ».
Le possesseur n’a donc pas besoin de faire valoir un titre de propriété formel pour revendiquer le bien à l’issue du délai.
En vertu de l’article 2261 du code civil, la possession, pour être utile, doit être continue (sans interruption), paisible (sans violence), publique (non clandestine, exercée ouvertement), non équivoque (sans ambiguïté sur l’intention de se comporter en propriétaire) et exercée « à titre de propriétaire ».
Ce dernier critère signifie que le possesseur doit se comporter comme le véritable propriétaire, et non pas détenir le bien par tolérance ou en vertu d’un titre précaire accordé par le propriétaire réel.
Quels sont les délais pour faire valoir l’usucapion ?
L’article 2272 du code civil fixe le délai de droit commun de la prescription acquisitive dans le domaine immobilier à trente ans de possession. Ainsi, celui qui a possédé un immeuble de façon continue et paisible pendant au moins trente ans peut en revendiquer la propriété.
Toutefois, l’article 2272 prévoit également un délai abrégé de dix ans pour le possesseur qui est de bonne foi et dispose d’un juste titre. Par juste titre, on entend un acte juridique valable en apparence, émanant du véritable propriétaire présumé, qui aurait pu transférer la propriété ; et par bonne foi, le fait que le possesseur croyait avoir acquis le bien du véritable propriétaire.
Il faut toutefois noter que la prescription acquisitive ne transfère pas automatiquement la propriété sans formalités. En pratique, le possesseur qui estime avoir acquis le bien par usucapion devra faire reconnaître son droit, soit amiablement, par exemple via un acte de notoriété acquisitive dressé par un notaire (voir par exemple : Cass, 3e Civ., 22 janvier 2014, n° 12-26-601), soit en saisissant le tribunal judiciaire d’une action en usucapion.
Une fois la prescription constatée, le nouveau propriétaire peut faire publier son droit au fichier foncier.
Quels sont concrètement les effets juridiques de l’usucapion ?
Lorsque la prescription acquisitive est accomplie, elle confère un véritable titre de propriété au possesseur, et ce titre est considéré valide rétroactivement au jour où la possession a commencé. Symétriquement, le propriétaire originaire voit son droit de propriété s’éteindre au profit du possesseur.
L’article 2227 du code civil rappelle toutefois que « le droit de propriété est imprescriptible » du point de vue de l’extinction par le non-usage – ce qui signifie qu’un propriétaire ne perd pas son bien par le seul écoulement du temps s’il n’y a pas un autre possesseur remplissant les conditions. La prescription acquisitive n’est donc pas conçue comme une spoliation du propriétaire initial, mais comme la sanction de son inertie prolongée face à un possesseur de fait.
Peut-on faire valoir l’usucapion sur le domaine privé des personnes publiques ?
Bien distinguer domaine public et domaine privé
Le domaine public est défini à l’article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques (CG3P), qui dispose que « le domaine public d’une personne publique […] est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public, pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public ».
Autrement dit, un bien est dans le domaine public s’il est dédié à l’usage du public (une place, une voie publique, un bâtiment ouvert au public) ou s’il est spécialement aménagé pour un service public (un bâtiment administratif, une école, un hôpital public).
Les biens relevant du domaine public bénéficient d’un statut très protecteur : ils sont inaliénables et imprescriptibles (article L. 3111-1 CG3P).
- L’inaliénabilité signifie qu’ils ne peuvent être cédés ou vendus, sauf procédures de déclassement.
- L’imprescriptibilité signifie qu’ils ne peuvent pas être perdus par l’écoulement du temps ni acquis par un tiers par usucapion. Ce principe est affirmé à l’article L.3111-1 CG3P : « Les biens des personnes publiques […] qui relèvent du domaine public, sont inaliénables. »
Ainsi, l’usucapion est impossible sur des biens du domaine public. Cela signifie, concrètement, que si un particulier occupe pendant 40 ans une portion de trottoir ou de route communale en y ayant, par exemple, aménagé un jardinet ou empiété avec sa clôture, il ne pourra jamais devenir propriétaire de cette portion, même en remplissant en apparence les conditions de la possession.
L’usucapion possible sur les biens du domaine privé
Le domaine privé d’une personne publique comprend, a contrario, tous les biens qui lui appartiennent et qui ne remplissent pas les critères du domaine public (article L. 2211-1 CG3P).
Il en va notamment ainsi, comme le mentionne l’article L. 2211-1 du CG3P, des « réserves foncières » (terrains que la personne publique conserve en attente d’un usage futur) ou des « biens immobiliers à usage de bureaux », à l’exclusion de ceux qui forment un ensemble indivisible avec un bien du domaine public.
Contrairement au domaine public, le domaine privé des personnes publiques est régi par les règles de droit privé (sous réserve de dispositions spéciales). Ces biens sont en principe aliénables : la personne publique peut les vendre, les échanger ou les louer librement, suivant certaines procédures spécifiques. De plus, ils ne bénéficient pas de la protection de l’imprescriptibilité.
Un bien du domaine privé d’une personne publique peut donc parfaitement faire l’objet d’une prescription acquisitive de la part d’un tiers possesseur.
La Cour de cassation l’a ainsi explicitement reconnu à propos des chemins ruraux, à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité : « la prescription acquisitive (…) peut être invoquée à l’égard des chemins ruraux appartenant, à défaut de classement dans la voirie communale, au domaine privé des communes » (Cass. 3e Civ., 6 avril 2012, 12-40.011).
Le chemin rural est un cas particulier intéressant car, bien qu’affecté à l’usage du public par nature (article L. 161-1 du code rural), n’est pas classé dans la voirie communale et reste juridiquement un bien du domaine privé de la commune. Il n’est donc pas protégé par l’imprescriptibilité.
Pour résumer, dès lors qu’un bien appartient au domaine privé d’une personne publique, il peut être cédé volontairement ou acquis par prescription.
Quelles précautions prendre pour revendiquer l’usucapion d’un bien du domaine privé ?
La première précaution, pour un particulier qui envisage de revendiquer un bien public par usucapion, sera de vérifier le statut du bien : s’agit-il vraiment d’une dépendance du domaine privé de la personne publique, et non du domaine public ?
En cas de doute sur la domanialité, il est souvent nécessaire de consulter les documents d’urbanisme, les délibérations ou arrêtés de classement/déclassement, voire d’engager une procédure de question préjudicielle devant le juge administratif pour trancher la question de la domanialité.
En effet, seul le juge administratif est compétent pour dire si un bien appartient au domaine public ou non ; le juge judiciaire, saisi d’une action en prescription acquisitive, peut toutefois écarter l’argument d’imprescriptibilité si la personne publique elle-même ne démontre pas ou ne revendique pas le classement du bien en domaine public.
Usucapion d’une dépendance du domaine privé public par un particulier : quelques cas typiques
Les cas de figure rencontrés dans la pratique concernent souvent des bouts de terrain ou d’ouvrages situés en bordure de propriétés publiques, dont l’occupation ou l’usage par un particulier s’est prolongé durant des décennies sans contestation.
Empiètements de terrain
C’est le cas d’un particulier dont la clôture, la haie ou une construction légère empiète sur le terrain voisin, qui relève du domaine privé d’une personne publique (commune, Etat, établissement public, etc.). Si cet empiètement existe de façon notoire et ininterrompue depuis plus de 30 ans, le particulier peut en revendiquer la propriété par prescription.
Il faut ici bien s’assurer que l’empiétement porte sur un bien prescriptible. Si, par exemple, l’empiètement déborde en réalité sur une voie publique communale, la prescription sera d’emblée écartée (en raison de l’appartenance au domaine public). En revanche, s’il porte sur un chemin rural ou un terrain non affecté de la commune, l’usucapion est possible.
Occupation prolongée d’un chemin rural ou d’une voie privée communale
Un chemin rural appartient au domaine privé communal. Il peut arriver qu’un propriétaire riverain incorpore le chemin rural attenant à son fonds, par exemple en clôturant les accès, en l’englobant dans son terrain, ou en l’entretenant comme tel.
Si la commune n’a pas réagi pendant des décennies et que le public a cessé d’y passer, le riverain possesseur peut en acquérir la parcelle. La jurisprudence a validé des usucapions dans ce contexte, tout en rappelant que la preuve de la possession incombe au riverain. Celui-ci doit démontrer une possession « à titre de propriétaire » et non l’exercice d’une simple servitude de passage ou d’un entretien bénévole.
En pratique, le riverain qui tond et clôture un chemin rural depuis plus de 30 ans, en y interdisant le passage sans opposition de la commune, remplit les conditions de l’usucapion – à charge pour lui d’en apporter la preuve (témoignages, photos anciennes, actes, etc.).
A l’inverse, si le chemin rural est resté utilisé par le public ou entretenu régulièrement par la commune, la possession du riverain ne sera ni exclusive ni paisible, et il ne sera pas possible de faire valoir l’usucapion.
Occupation sans droit ni titre d’un terrain ou bâtiment appartenant à une personne publique
On peut aussi rencontrer des cas dans lesquels des particuliers occupent depuis très longtemps un logement, un local ou un terrain appartenant à l’État ou à une commune, souvent à la suite d’une vacance administrative ou d’un abandon de fait par la personne publique.
Par exemple, un particulier s’installe dans une ancienne maison communale désaffectée et l’occupe ouvertement pendant des décennies. Si la commune propriétaire a totalement abandonné l’immeuble et n’a jamais accordé de titre d’occupation, ce dernier pourrait, après 30 ans, revendiquer la propriété du bâtiment par possession.
En revanche, s’il existe le moindre titre précaire ou la moindre tolérance accordée par la personne publique, la possession ne sera pas jugée « adverse » à titre de propriétaire, mais simplement permise par le véritable propriétaire, ce qui fait obstacle à l’usucapion.
Erreur de bornage ou de cadastre
Une autre situation peut concerner un litige de limites où une parcelle cadastrale appartenant à la commune empiète sur la propriété d’un particulier, ou vice-versa, en raison d’une erreur de plan.
Le particulier peut avoir annexé la petite portion communale dans son terrain en pensant de bonne foi qu’elle lui appartenait, spécialement s’il dispose d’un acte de vente qui mentionne incluait ce bout de parcelle. Ce cas reflète parfaitement une possession de bonne foi avec juste titre, pour laquelle le Code civil permet une prescription abrégée de 10 ans.
À cet égard, la Cour de cassation a validé l’usucapion décennale au profit d’un particulier qui occupait une parcelle à l’intersection de deux chemins ruraux, en relevant que cette parcelle n’avait jamais été classée dans le domaine public communal (donc demeurait dans le domaine privé) et que l’occupant disposait d’un acte de vente la désignant et l’avait possédée de bonne foi plus de 10 ans (Cass. Civ. 3e, 5 février 2023, n° 11-28.299).
Conclusion – Les points-clés à retenir
Un propriétaire privé peut donc, dans certaines conditions, devenir propriétaire d’une dépendance du domaine privé d’une personne publique par prescription acquisitive.
Cela suppose de vérifier que le bien en question n’est pas protégé par le statut du domaine public (imprescriptible) et de démontrer une possession utile (continue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire) pendant 30 ans (ou 10 ans en cas de juste titre et bonne foi).
Pour un particulier, acquérir un bien du domaine privé par usucapion reste toutefois une démarche délicate : il faut réunir des preuves sur plusieurs décennies et éventuellement affronter la contestation de la personne publique devant les tribunaux.
Il est ainsi conseillé de consulter un avocat spécialisé pour évaluer la situation, vérifier la domanialité du bien et engager les procédures appropriées.
Le cabinet PY Conseil, expert dans les questions touchant au droit de propriété et à la domanialité, peut accompagner les particuliers qui souhaitent faire reconnaître l’usucapion sur une dépendance du domaine privé.